Dimanche 4 février 2024, une centaine de personnes sont rassemblées devant le port de Caen, au Quai Vendeuvre. L’événement est organisé par l’ASTI-14. Le ciel est parfaitement gris pendant que les rues sont animées par le marché et les piétons qui circulent en foules. Un orchestre de cuivres composé de sept musiciens commence à jouer auprès d'une grande stèle recouverte d'un drap noir, ainsi commence l'hommage à toutes les personnes disparues sur terre ou en mer nommé Commémor'Action.
Les discussions cessent et un discours est prononcé, la foule observe une minute de silence qui est ponctuée par les cris des mouettes et des goélands du port, puis le discours reprend. Le drap est alors retiré pour découvrir une stèle de bois peint, aux allures de monument aux morts en pierre, semblables à ceux de la guerre. La stèle a été construite avec le soutien du Centre Dramatique de Normandie. Plusieurs piétons s'arrêtent pour lire le texte, certains la prennent en photo avant de reprendre leur chemin, d'autres n’esquissent pas même un regard en direction du monolithe.
Photos de Robin De Oliveria
À la suite du discours, les cuivres jouent de nouveau une mélodie solennelle, puis quelques applaudissements et les discussions reprennent entre les personnes venues pour l'occasion ou bien de passage inopiné. « C'est honteux », répète une dame qui évoque le destin tragique de toutes ces personnes ayant tenté de fuir l'enfer pour un el dorado mystifié par le récit national, de toutes ces légendes ils n'ont rencontré que les portes fermées d'une Europe qui a épuisé ses réserves de fraternité.
« Je suis très pessimiste pour la suite, quand on voit où on va et le changement climatique... » me confie une passante, pourtant habituée des luttes mais semble proche de baisser les bras. Et pourtant, derrière ces notes mélancoliques et l'atmosphère crépusculaire de la scène, les discussions retournent bien vite à la lutte, à l'organisation collective, à la solidarité. Les bénévoles de plusieurs associations sont présents et se rencontrent chaleureusement tandis que les passants ne restent pas indifférents et prennent quelques secondes pour observer, ou parler avec les gens. Ainsi s'achève la commémoration, par quelques notes d'espoir transmises d'humains à humains.
Voici le discours qui a été lu dimanche 6 février :
"Chers amis, chères amies,
Nous rassembler aujourd’hui en ce début février, un dimanche, sur le port de Caen n’est pas dû au hasard. Les ports évoquent généralement le voyage, les découvertes, les rencontres entre les hommes. Situés non loin ou le long des mers ils sont signes d’ouverture sur le monde et de liberté.
Malheureusement aujourd’hui les ports sont aussi devenus des lieux d’interdiction, de fermeture et d’enfermement. Et la mer s’est de plus en plus souvent transformée en tombeau de beaucoup d’espoirs.
Le 6 février 2014, plus de 200 personnes, parties des côtes marocaines, ont tenté d’accéder à la nage à la plage du Tarajal, dans l’enclave espagnole de Ceuta. Repoussés par la Guardia Civil espagnole. Ce jour-là quinze d’entre elles ont péri noyées et des dizaines d’autres ont disparu, sous les yeux des militaires marocains qui ne leur ont pas porté secours.
Dix ans ont passé depuis le drame de Tarajal. Dix ans pendant lesquels le nombre de morts et de disparus n'a cessé d'augmenter, dans la Méditerranée, sur la route des Canaries et dans la Manche. Non loin de chez nous, près de Calais, encore cinq personnes se sont noyées le 14 janvier dernier en tentant de gagner l’Angleterre.
Dix ans qui n’ont pas vu le nombre de morts aux frontières diminuer. Ni aux frontières maritimes, ni aux frontières internes de l’Union européenne, aux frontières orientales de l’Europe, le long de la route des Balkans ou dans le désert du Sahara. Morts sur la route de fatigue ou de froid, morts électrocutés par un caténaire sur le site Eurotunnel, asphyxiés dans la remorque d’un poids-lourd dans l’Essex en Angleterre, morts par suicide, morts suite aux mauvaises conditions de vie dans les campements et les campsou morts noyés.
Depuis ce 6 février 2024, chaque année, le 6 février ou aux alentours de cette date, ont lieu dans de nombreux pays des cérémonies de commémorations. Ces manifestations internationales, appelées Commémor’actions, ont d’abord été initiées en soutien aux familles des disparus qui cherchent à retrouver les leurs, obtenir la vérité sur les circonstances de ces morts ou de ces disparitions et réclamer justice. Aujourd’huices commémor’actions internationales sont aussi des occasions d’analyse et de dénonciation des politiques responsables de tous ces morts. Mais elles restent avant tout des moments de souvenir et de recueillement, d’expression de notre humanité commune.
Pour ne pas les oublier, nous vous invitons maintenant à un moment de recueillement silencieux et de pensées pour toutes ces femmes, ces enfants et ces hommes disparus aux frontières. Ils et elles n’étaient pas que des nombres. C’étaient des hommes, des femmes qui n’avaient pas le choix, à qui on n’a pas laissé le choix.
Cette stèle devant laquelle vous pourrez vous recueillir tout à l’heure, doit aussi être pour nous l’occasion de réfléchir aux choix politiques qui ont conduit à tous ces drames.
Si toutes ces personnes disparues sont certes des victimes, leur disparition n’est pas due au hasard ou à la malchance. Ce sont avant tout les victimes des politiques des états européens et ici en Manche, de la France et de l’Angleterre en particulier. On peut, sans risque de se tromper, qualifier les politiques menées un peu partout en Europe et à ses frontières de politiques mortifères.
Depuis de trop nombreuses années en effet, nos gouvernements ont mis en place, au nom de postures idéologiques, un système de surveillance, policier et technologique et un confinement des personnes souhaitant migrer, dans des espaces de plus en plus réduits.
Policiers, drones, caméras, barbelés, murs…
C’est tout ce système, visant à rendre la vie des personnes et le passage légal impossibles qui les a conduites et les conduit toujours aux solutions désespérées que l’on connaît.
C’est ce système qui est responsable des morts toujours plus nombreuses.
C’est ce système qui a conduit les centres de surveillance maritime anglais et français à se renvoyer l’un, l’autre, la
responsabilité du sauvetage de ce canot pneumatique en perdition le 24 novembre 2021 pour finalement le laisser sombrer entraînant ainsi la mort de 27 personnes.
Si nous sommes là aujourd’hui, c’est pour affirmer que ce système va dans l’impasse. Les traités successifs n’améliorent rien. Ils donnent l’illusion que nos gouvernements agissent mais ce n’est
qu’une illusion. Plus ça change, plus c’est la même chose. Et en fin de compte, au fil des traités et des lois « immigration » qui s’accumulent, ce sont les droits des personnes qui sont toujours plus restreints et les difficultés pour migrer toujours plus grandes.
Face à la banalisation des idées d’extrème-droite, à la montée qu’on nous présente comme inexorable des partis s’en réclamant, face aux discours xénophobes et racistes qui se multiplient de manière décomplexée,
face à l’adoption de lois toujours plus inhumaines - aujourd’hui se soigner, avoir un logement, vivre décemment de son travail ne semblent plus être des droits fondamentaux pour tous -,
face à toutes ces régressions sociales, il est encore plus indispensable de rappeler que d’autres voies sont possibles et que la devise gravée sur les frontons de nos mairies n’est pas une phrase creuse. Elle n’est pas qu’un décor. Nous devrions tous l’avoir à l’esprit dans nos choix individuels et collectifs. Malheureusement certains semblent l’avoir oubliée. Pourtant les mots, quoi que trop souvent galvaudés restent importants. Ils nous servent aussi à rappeler les faits et les actes, à rétablir la vérité.
Aujourd’hui ce rassemblement, cette stèle et les mots gravés sur sa plaque nous aideront à nous rappeler toutes ces victimes, disparues aux frontières au nom de politiques au mieux aveugles mais bien plus souvent opportunistes, intéressées et hypocrites.
Nous pourrons nous arrêter devant elle, nous souvenir et nous interroger.
Nous serons alors avec ces femmes, ces hommes, ces enfants morts en mer, dans les montagnes ou dans les camps frontaliers.
Nous serons avec leurs familles , leur proches et leurs amis.
Nous serons aussi avec les citoyens solidaires qui les aident, avec les activistes qui portent leur parole et leur histoire, avec les bénévoles qui les accueillent partout où ils se trouvent.
Merci à toutes les personnes qui ont aidé et permis la réalisation de cette commémor’action : musiciens, graphiste, ateliers du Centre Dramatique de Normandie et militant-es des associations. Nous saluons leur engagement à nos côtés dans cet événement.”
L’ASTI-14 ou “l’Association de Solidarité avec Tou·te·s les Immigré·e·s du Calvados” est une association militante qui lutte pour l’inclusion des immigrés sur notre territoire.
En plus de lutter pour les droits des étrangers et pour leurs libres circulation, ils proposent bénévolement des ateliers d’apprentissage du français, des permanences juridiques, des aides alimentaires ou sanitaires...
Leurs actions sont multiples et inscrites dans des valeurs humaines d’accueil.
Et pour en savoir plus sur les actions internationales de la Commemor’action n’hésitez pas à faire un tour sur leur page : https://crid.asso.fr/nos-actions/migrations/global-commemoraction/