La thérapie de la marche, le récit d'Antoine

Aujourd’hui nous rencontrons Antoine. Installé dans la salle d'accueil de la Pension de Famille où il habite depuis quelques années, il souhaite me raconter une partie de sa vie, alors qu'il était à la rue sur Paris, et ce qui lui a permis d'en sortir : la marche. 
J'ai directement contacté Antoine pour faire ce récit, le connaissant depuis quelques années, je savais qu'il serait intéressé à l'idée de parler de lui. Si vous habitez à Caen, et même s'il se fait discret, il y a des chances que vous l'ayez déjà rencontré, sur le bord d'une route, en pleine marche à pied.

« Je m’appelle Antoine, je suis étranger, je viens du Chili. Je suis arrivé en France quand j’étais enfant, je suis resté avec mes parents de 8 à 20 ans et je suis parti travailler pendant 2 ans en tant qu’éleveur de chien. Je suis retourné ensuite chez mes parents mais ils m’ont mis à la porte parce que j’avais des soucis avec eux. En 2004 je me suis retrouvé à la rue.

J’arrivais à bien me débrouiller sur Paris. J’ai commencé à faire ma vie. J’avais trouvé mon toit. Je dormais à l’arrêt George V, j’avais un peu d’argent de côté alors je me suis débrouillé seul sans faire la manche. Heureusement il y avait un Franprix et un Virgin Megastore. J’avais toujours de quoi manger et de quoi boire. J’allais parfois me promener dans les autres quartiers mais je ne restais pas longtemps. Les gens commençaient à sympathiser avec moi, pour certains c’était bizarre de voir quelqu’un qui vit à la rue mais qui arrive à se débrouiller tout seul sans faire la manche, sans créer des problèmes ou quoi que ce soit. J’ai rencontré beaucoup de policiers mais avec moi, au lieu de recevoir des amendes, on me donnait des sacs de nourriture. Tout le monde se demandait pourquoi j’étais là alors que je n’embêtais personne. En face de l’arrêt George V une pizzeria m’a livré 2 pizzas. Je les remercie. Ce sont des moments comme ça que j’apprécie beaucoup. Ici, j’avais un bureau de poste à côté et de quoi manger à peu près tous les jours. J’avais des ressources qui étaient là et je pouvais me débrouiller tout seul. J’ai toujours conseillé aux gens d’essayer de se débrouiller seuls, sans agressivité, rester sobre et aimable, sans embêter la population.

Pendant ces plusieurs mois que j’ai passés dehors, j’ai vécu pas mal de choses. Par exemple, je faisais l’aller-retour sur les Champs-Élysées et j’ai fait 5 à 6 fois le tour du périphérique. Ça me prenait 2 à 3 jours en marchant tranquillement. La police venait régulièrement me voir par rapport au danger de marcher sur le périphérique. J’ai vu des manifestations, plusieurs accidents. Je faisais le tour plusieurs fois parce que ça me vidait la tête. Aux Champs-Élysées, je me posais plusieurs semaines. En marchant aux Champs-Élysées, je ne voyais que moi et la route, sur de grands axes. Arrivé Place de la Concorde, je m’arrêtais à l’Obélisque et je mangeais ici. J’admirais l’axe entre l’Arc de Triomphe, l’Arche de la Défense et l’Obélisque. J’essayais de visualiser ça. Parfois, j’allais à la Défense pour admirer cet axe depuis un autre endroit.

Fin juillet, je suis parti de Paris à pied. J’ai rejoint l’autoroute A4 pour me retrouver du côté de Strasbourg. Je suis passé par Reims, Besançon, Belfort et Strasbourg. J’ai marché une semaine. Je faisais une dépression et je préférais marcher. J’ai rencontré pas mal de gendarmes qui me demandaient ce que je faisais là. Lorsque j’étais carrément en pleine nature, j’arrivais à trouver des coins tranquilles et à me débrouiller tout seul. J’avais 24 ans. Je ne connaissais pas le 115 (numéro d’appel d’urgence pour les sans-abris) et ça ne m'intéressait pas. J’ai horreur de déranger les gens et je voulais partir de moi-même, me vider la tête en marchant. Beaucoup de gens se vident la tête en buvant ou en faisant le fou, moi c’était la marche, la marche, la marche. En arrivant à Strasbourg, je me suis dit que si je continuais, je finirais en Allemagne ou en Belgique. On allait s’arrêter là. Je me suis acheté un billet de train retour pour Paris et j’ai dormi pendant tout le trajet en train. Je suis retourné aux Champs-Élysées.

Vers fin septembre, quelqu’un est venu me voir et m’a donné le nom d’une assistante sociale à Versailles. Ils m’ont proposé un foyer d’urgence mixte. Et fin septembre 2004, l’assistante sociale qui avait fait un stage dans une association à Caen m’a envoyé là-bas. Je suis arrivé à Caen, je ne connaissais pas du tout la ville. Mais en 3 à 4 jours, j’en connaissais déjà la moitié. Je suis quelqu’un qui observe beaucoup autour de moi, tout le temps. J’arrive toujours à trouver mon chemin. Peu importe où je suis.

En arrivant à Caen, j’ai rencontré l’éducateur de l’association. J’ai rapidement intégré le CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale). Au bout d’un an, je n’avais pas trouvé de solution et je suis parti en chambre d’hôtel à la gare. Arrivé le 6 juillet 2006, j’ai eu une place en Maison Relais. J’ai dit oui. Pendant 16 ans, j’y ai vécu. Je ne suis jamais retourné à Paris mais j’aimerais bien y retourner quelques jours, c’est un projet. Quitte à dormir dehors. Pour revivre les aventures que j’ai eues. Ce que j’aime bien à Paris, c’est que j’arrive toujours à me retrouver et qu'il se passe plein de choses.

D’ailleurs, j’ai une amie qui avait peur de Paris. Elle ne connaissait rien au niveau des trains. Je lui ai dit que j’allais l’accompagner pour qu’elle se débrouille toute seule. Je l’ai aidée pendant au moins 1 an pour qu’elle y arrive seule. On allait à Paris, elle était tétanisée et elle me suivait.

Ici, je fais le tour de Caen et des villes autour. C’est rare que je prenne le bus, quand je vais loin c’est toujours à pied. Même à 3 heures du matin au CHU, je rentre à pied. L’extérieur est important pour moi. J’observe tout. C’est comme ça que j’arrive à m’orienter. Être perdu chez moi ça n’existe pas, j’arrive toujours à trouver mon chemin. Là, j’ai un projet, c’est d’aller dans le nord de la France, sachant qu’une voie verte est installée entre la Bretagne et le Nord.

Pendant les 8 ans que j’ai vécus avec mes parents, j’ai toujours voyagé, en train, en bus, à pied. Dans n’importe quelle gare en France. Je suis allé du côté du Mans, de la Manche, Grenoble, Strasbourg… J’ai voyagé un peu partout. J’ai fait du scoutisme aussi. On nous laissait dans la nature et on devait nous débrouiller seuls. Notre chef nous déposait à 150 km du camp et on devait revenir. Mon groupe était l’un des premiers à arriver. Parfois, je m’engueulais avec le chef de groupe parce qu’il se trompait.

La marche, ça a toujours été ma thérapie. Je n’allais pas voir de psychologue, mais je sortais marcher. Ça évacue le stress. On me dit que marcher comme ça, sans rien prévoir, sans itinéraire, c’est bizarre. Oui, bah je suis bizarre, mais c’est la vie. C'est devenu un réflexe de marcher comme ça, ça me fait du bien. Si les gens trouvent ça bizarre, tant pis. 

Quand je marche, je ne vois rien autour. Je vois seulement les arbres des deux côtés qui défilent. Les arbres des deux côtés, c’est comme si c’étaient les mauvaises choses, et en marchant, ça les éloigne. Toutes les mauvaises choses, je les accroche à un arbre et elles s'éloignent à chaque fois que je marche. À Paris, même s'il y avait du monde, je comparais les gens aux arbres. Je leur accrochais un petit mot et ça passait. C’est comme ça que j’ai commencé à oublier des choses. Aujourd’hui, je ne peux pas m'arrêter de marcher. D'abord, pour ma santé, mais c’est aussi la meilleure façon de guérir les dépressions, c’est mieux que les médicaments. Je me sens mieux après. C’est une thérapie. Quand ça ne va pas, je pars marcher, je mets de la musique et je me dis qu'il faut que je parte au moins quelques heures, peut-être une journée, pour évacuer. Je passe en mode automatique, je réfléchis aux mauvaises choses, et dans ma tête, je les visualise comme des post-it que je colle sur les arbres. Je me dis : c’est bon, j’ai évacué ça. Quand je marche, je laisse passer la journée et lorsque le soleil commence à se coucher ou que je suis fatigué, je m’arrête sous un abribus ou sous un arbre. Parfois, j'ai dormi dans des cabanes abandonnées à 1 heure du matin, avant de repartir à 6 heures. J'étais très bien dans la nature, j'étais seul, loin de tout.

En ce moment, je me sens bien. Il m’arrive souvent en pleine nuit d'aller au rond-point bleu à Ifs et de revenir. Ça m’arrive d’aller à Merville-Franceville ou à Douvres. En 2010, j’ai traversé une petite période difficile. Je n’avais prévenu personne. Je suis parti à 4 heures du matin, j’ai marché jusqu’à Ouistreham et le long de la côte jusqu’à Arromanches. Arrivé là-bas, j’ai fait demi-tour et je suis revenu à Caen. Je suis content de revenir, au moins ça me vide la tête. Ça me met dans un état tranquille, calme, sans déranger qui que ce soit. J’ai même accompagné des gens en grande déprime. Je leur ai dit de venir marcher avec moi et ils m’ont remercié. C’est une façon d’éliminer les pensées négatives que j’ai dans la tête. Une fois de retour, on se sent mieux. J’ai rencontré un psychiatre à Paris. Il s’est assis à côté de moi et m’a demandé comment je restais aussi calme. Je lui ai dit que ça peut arriver à n’importe qui, qu'on soit riche ou pauvre. Je sais que ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand. On peut être heureux dans un endroit et tout à coup, tout bascule, sans qu’on s’en rende compte. Après, soit on sombre dans l'alcool, soit on en vient au suicide parce que c’est trop dur de gérer tout ça. Moi, j’ai trouvé ma méthode, c’est la grande marche. Ça me rappelle le clip de "J'ai demandé à la Lune" d’Indochine. Tout défile sur le côté dans la vidéo, c'est comme ça quand je marche, ça défile. »