Léa : "Je suis une battante"

Léa m’a été présentée par une travailleuse sociale du Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) de Caen. Elle souhaitait parler de son histoire. Son prénom a été changé pour préserver son anonymat.

Lors de ma visite, j’ai rencontré une femme meurtrie par plusieurs événements et maladies, mais également pleine de joie et de force de vivre. Malgré le stress qu’elle éprouvait à l’idée de se livrer sur elle-même, notre rencontre a été simple et remplie d’humour.

Avant lecture, nous tenons à vous informer que son récit aborde des sujets qui peuvent être durs : maladie, violence et abus sexuels.



Dans son appartement au rez-de-chaussé d’un immeuble de quartier, sur le bord de la table de cuisine, une chicorée à la main et entourée par une multitude de plantes en pot, elle commence par le plus dur, comme pour lâcher d’un coup ce qui lui provoquait le plus de peurs :

« J’avais 10 ans quand j’ai été violée. C’étaient mes deux frères. C’était quand mes parents n’étaient pas là le lundi. J’ai fini par me confier à la femme de ménage du collège. La gendarmerie est venue nous voir. En parlant, j’ai tout perdu : mes amis, mes repères… Personne ne m’a cru. Et c’est arrivé plusieurs fois par la suite. Un voisin, des amis de mon mari, d’autres personnes… Ma première fille est arrivée lors d’un de ces moments, mon mari de l’époque faisait partie des agresseurs avec ses copains. Après avoir parlé au collège, je me suis retrouvée à la DDASS*. Arrivée là-bas, j’ai fait la grève de la faim. Je changeais de foyer sans arrêt. Je les ai tous faits, jusqu’à la maison de correction. J’ai connu des gens bien dans les foyers quand même, j’ai pu aller en vacances tout ça, mais c’était pas facile. J’allais à la gendarmerie régulièrement, j’étais toujours en fugue.

J’ai été interviewée avec Claude Sérillon sur Antenne 2. Une émission sur les enfants de la DDASS*. Ils me demandent comment ça s’est passé la famille d’accueil, j’ai répondu : « C’est là que j’ai fumé mon premier joint, ils prennent l’argent de l’État pour qu’on serve de boniche ! » Ils ont coupé mon micro, c’était en direct.

J’étais la seule placée des 7 enfants. Mes parents m’ont complètement laissée tomber. J’étais la coupable pour eux. Y’a que mon père qui m’aimait, je faisais le jardin avec lui, je vivais la vie de campagne, j’aimais bien ça. Un soir en mangeant, ma mère a fini par me dire « je m’en doutais ».

Mes frères, je ne les vois plus, ils ont demandé à voir mes filles, mais pour rien au monde ils ne verront mes enfants. Ma grand-mère, elle, a eu 18 enfants. Ça fait du monde après. Toute l’Orne, c’est ma famille. J’ai peur d’en rencontrer tout le temps. »

Léa aborde ensuite un autre événement marquant de sa vie.

« En 1990, je suis passée à la télé quand j’avais 18 ans. Mon ex-mari était parti à l’armée et moi j’étais dans un appartement rue de Falaise. Un copain à lui, repenti de prison, est venu et a voulu coucher avec moi. J’ai pas voulu et il m’a poussée par la fenêtre. J’ai eu plusieurs fractures.

Après, il m’a remontée par les cheveux dans les escaliers. La police a été prévenue, mais il m’a séquestrée dans l’appartement, ça a duré 8 heures. Il avait créé une bombe avec le gaz, c’était comme dans un film policier. Y’a eu des reportages là-dessus. Y’avait un tireur d’élite sur les toits. Les flics ont fini par défoncer la porte. J’ai eu une contusion cérébrale et je fais de l’épilepsie depuis la défenestration.

Après, y’a pas eu grand-chose. J’avais plus rien, même plus de porte. Et je voulais pas retourner à l’hôpital.

Je parle pas de tout ça à mes amis, j’ai peur qu’il me retrouve alors j’en parle pas. J’ai cru le revoir une fois à la Poste. Je suis restée figée.

Quand on me voit, les gens ont du mal à croire que ça m’est arrivé. »

Nous sortons alors de son appartement pour prendre une pause de quelques minutes. Dehors, nous discutons des plantes extérieures dont elle prend soin également. Son chat nous suit et profite aussi du soleil qui est avec nous aujourd’hui. Elle rit de la situation. La voilà aujourd’hui, après ce long vécu, racontant sa vie à un inconnu.


Tu dois avoir un rapport aux hommes difficiles aujourd’hui avec tout ça ?

« J’ai pas confiance dans les hommes. Ceux que j’ai rencontrés c’était que pour le cul. Entre mes frères et les hommes que j’ai rencontrés. Et aucun d’eux n’a jamais payé pour tout ça. Je veux pas que les hommes massacrent leurs nanas, je trouve ça intolérable. Quelqu’un qui est violent et qui fait du mal, c’est plus un homme. »

Et tu es encore malade aujourd’hui ?

« Je sors d’un cancer de novembre dernier. C’est les gens du CSAPA qui ont vu que j’allais pas bien. Heureusement qu’y a le CSAPA. Je vois le médecin là-bas et ils m’aident pour les papiers… C’est eux qui m’ont sauvée, le médecin, l’infirmière, les éducateurs. J’étais très malade et c’est eux qui m’ont sauvée, je mourrais toute seule. J’ai perdu 11 kilos en 10 jours, j’arrivais plus à manger. C’est eux qui m’ont dit d’aller aux urgences.

Et j’ai fait une septicémie en 2019. Je voyais les anges. J’étais en train de partir. Je faisais 35 kilos.

Malgré tout ça et mes accidents, j’ai jamais eu droit à la MDPH*. Personne ne comprend pourquoi. Mais pour eux, ça n’existe pas mes problèmes. Je viens enfin de recevoir une lettre pour une pension d’invalidité. J’ai un régime draconien. Plus de viande, plus de laitage.

Le CSAPA, ça fait 3 ans que j’y vais. J’y suis pour le cannabis et la cigarette. J’ai commencé le cannabis à 14 ans. C’était pour oublier les douleurs. Aujourd’hui, ça fait 3 mois que j’ai arrêté mais ça me gonfle. »

Et tu continues à travailler ?

« Mon médecin m’interdit de travailler, j’ai un papier pour ça, mais j’ai pas le choix.

J’ai tout fait en travail et j’ai jamais arrêté. Je ne sais même pas ce que j’ai pas fait ! J’ai commencé à 14 ans en boulangerie. J’ai aussi travaillé en supermarché, en secrétariat à l’école d’Éducateur… Et puis j’ai travaillé en poissonnerie, charcuterie, j’ai fait aussi. La cuisine pas mal aussi. J’ai fait du ménage beaucoup, dans différentes entreprises, à France 3 et à l’IRTS* aussi, j’ai adoré ça. Les éducateurs, c’est tous mes potes.

Aujourd’hui, j’ai un contrat de ménage dans un garage. Je m’entends très bien avec mes employeurs. J’aimerais bien trouver d’autres emplois mais physiquement je peux plus pour l’instant.

J’ai toujours travaillé, c’est important pour moi. J’aime bien changer de boulot, voir plein de têtes différentes. Rester couchée chez moi, c’est pas possible. Si j’arrête de travailler, c’est mort. »

Tu voulais aussi me parler de tes filles ?

« J’ai 5 filles. La dernière a 21 ans, la première a 32 ans. Mes enfants, je les adore, mais voilà… Mes enfants, je les vois pas beaucoup, ils viennent pas me voir quand je suis à l’hôpital. Quand j’ai eu mon cancer l’année dernière, j’étais toute seule. À la fête des mères, j’ai eu seulement un SMS. Je suis toujours toute seule. Je me sens un peu seule quand même. Avec mes filles, c’est froid. Ça me fait du mal, ça me poignarde. J’ai pas fait 5 enfants pour être isolée. Elles me punissent, mais je comprends pas.

On me dit que mes filles ne voient pas que je suis malade parce que je suis une battante et que ça se voit pas.

Après, j’en suis fière de mes filles. Elles ont toutes réussi. Et mes enfants, c’est sacré. Je les ai élevées toutes seules. Je les ai emmenées en vacances tous les ans. Il y avait toujours à manger sur la table. L’assistante sociale voulait placer mes enfants à un moment quand j’étais malade. Jamais de la vie ! J’ai tout fait pour les garder. Il y a eu un AEMO* de mis en place, c’était bien.

Aujourd’hui, j’adorerais les voir plus, et mes petits-enfants. »

Tu as aussi fait du bénévolat pour les Restos du Cœur ?

« Aux restos du cœur, j’ai été bénéficiaire d’abord et après j’ai été bénévole. J’y ai travaillé 15 ans. Je tenais la cafétéria à Mondeville. J’adorais ça, aider les autres. Mais ça me bouffait la vie. Mon cœur, il prenait les problèmes des autres. Ça me touchait tellement, je suis tellement sensible que ça pouvait me rendre insomniaque, me rendre malade. Ça fait mal, la misère. J’aimerais bien faire des rencontres pour m’apporter de la joie, mais c’est pas toujours le cas.

J’ai arrêté le bénévolat parce qu’on avait un grand espace avec les Restos, mais il a pris feu en 2014. Ça m’a dégoûtée. Le bâtiment était par terre. J’ai pleuré et pleuré. Après, c’était plus petit, et ça me plaisait moins. J’aimerais bien reprendre quelque chose, en bénévole maraude ou avec les animaux.

Je suis très politique par contre. Faut arrêter de nous prendre pour des jambons, c’est de pire en pire. Il y a plein de choses qui me révoltent. Quand je vois qu’aujourd’hui, c’est moi qui demande de l’aide et que j’ai rien, je trouve ça lamentable. Il faut y aller quand on a besoin, et vu que j’insiste pas, j’ai rien. Au mois d’avril, j’ai été voir une assistante sociale vu que j’étais malade et que je n’avais plus de salaire. J’ai dû attendre 3 mois avant d’avoir de l’aide. On me laisse dans la merde.

Aujourd’hui, j’aide les gens de mon quartier. J’aide tout le monde, je suis très solidaire quand même. Quand je peux aider, j’aide. Et pourtant, je suis pas riche, je suis à découvert tous les mois. J’ai du mal à dire non, c’est le problème. Dans le quartier, je connais tout le monde, mais personne ne connaît ma vie. Personne ne connaît mon vrai prénom, j’ai trop peur de revoir des gens qui me voudraient du mal.

J’aimais mieux mon quartier avant. Aujourd’hui, les gens ne se parlent plus. Et le Covid n’a pas aidé.

Le confinement ? J’ai pas été confinée. Je sortais de l’hôpital après ma septicémie, crois pas que j’allais m’enfermer ! C’est mort, je suis sortie tout le temps. Les flics m’ont même couru après. Ils m’ont demandé ce que je faisais là, je leur ai dit « je sors mon chien ! », mais j’ai pas de chien ! »

Tu retiens quoi de tout ça ?

« Il y a tellement de choses qui se sont passées. J’ai eu un accident avec un tram, j’ai reçu une balle accidentelle quand j’étais petite, j’ai eu les os brisés après être tombée d’un arbre… Ça a commencé quand j’avais 18 mois et que ma chambre a pris feu. Ça reste, tout ça. Il m’arrive toujours plein de trucs. Et je suis toujours là ! Je suis une battante.

J’ai pas fait la guerre, mais c’est tout comme. Quand j’avais 14 ans, j’avais l’impression d’en avoir 30. Maintenant, j’ai l’impression d’en avoir 70. Avec tout ce qui m’est arrivé... J’aimerais tellement en faire un livre. »

Merci à Léa pour nos échanges. Bien qu’ils décrivent des moments durs de sa vie, ils ont été rythmés de rires et de joie. Merci également pour ses conseils en matière botanique, passion qu’elle met en œuvre dans son appartement où des dizaines de plantes poussent avec magie.

Nous terminons nos entretiens par la lecture de deux poèmes qu’elle a écrit étant plus jeune et qu’elle souhaite partager :


 

Mes filles

Cinq petits anges que je chéris

Qui me cause bien du soucis

Nous avons des soirées câlins

Nous avons des soirées colères

J’aime qu’elle viennent dans mon lit

Près de moi se blottir

La chaleur de leurs petits corps

Me donne joie dans le cœur

Pour nous six c’est un dur combat

Mais je ne baisse pas les bras

Mes filles sont toujours avec moi

Comme des copines nous seront six

Il m’arrive de les faire garder

Quand parfois j’suis fatiguée

Mais j’ai hâte qu’on me les ai rendues

Car sans elles je suis perdues

Mais pour nous la vie est un long chemin

Et on se tiendra toujours par la main

Quand une tentera de s’en échapper

Je ferais tout pour la rattrapper

Mes filles sont à moi

Personnes nous séparera

 

Pourquoi je suis née

Pour être délaissée
Déjà abandonnée par mes parents
Pour aller de foyer en foyer
Mauvaise enfance

Puis abandonnée par le père de mes enfants
De galère en galère
Mauvaise adolescence

De plus en plus délaissée par mon amant
Je ne vivais que de rêves
Mauvaise conscience

J’aimerais faire le vide
Dans la vie passée et présente
Prévoir l’avenir
Drôle d’existenceEn savoir plus




DDASS : Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales pour les enfants. Se nomme aujourd'hui l'Aide Social à l'Enfance
MDPH : Maison Départementale des Personnes Handicapées
IRTS : Institut Régional du Travail Social


Illustrations de Morgane Evain et Valérie Mania. La première illustration est inspirée d'une œuvre de Béa Müller.